J’avais deux ans quand la voisine de palier de ma mère lui avait offert de me garder durant la journée pour lui permettre de dormir avec ma jeune sœur gravement malade. À cette époque des années 50, il était courant d’écouter la radio et de chanter les chansonnettes à la mode. La chanson de Tony Bennett « Because of You » avait tenu la une du palmarès pendant 16 semaines et elle jouait régulièrement à la radio. La voisine aimait chanter. Au fil des semaines en passant du temps avec elle, j’avais appris la chanson. De retour à l’appartement un après-midi, assise dans ma petite chaise berçante, j’avais chanté la chanson au complet en anglais, sur la note merci, à la grande surprise de ma mère. Pour une petite francophone de Rosemont, c’était tout un exploit! Dans son enthousiasme, elle avait renchéri de sa voix et je m’étais tue. Selon elle j’avais ensuite perdu ma voix. Ce que j’avais cru… jusqu’au moment du 50e anniversaire de mariage de mes parents, 45 ans plus tard où m’était venue l’idée de lui rechanter la chanson « Because of You » en signe d’amour et d’appréciation. Grâce à ma mère, j’avais appris à jouer de l’accordéon et je pouvais lire la musique et la jouer, mais la chanter… devant elle, c’était autre chose. De connivence avec moi, ma sœur avait annoncé durant la célébration que je n’allais pas jouer de la musique cette fois-ci, mais que j’allais plutôt chanter. Je me suis approchée du micro en expliquant que c’était la première fois que je chantais en public. J’ai ensuite relaté l’épisode de mon enfance et combien ma mère en était fière pour en avoir parlé pendant des années et que je voulais, en signe d’amour et de reconnaissance, la lui chanter à nouveau. En me voyant approcher du micro, ma mère s’est baissé la tête en se disant assurément « Oh mon Dieu, elle va me faire honte devant toute la famille et les amis d’Europe ».
Me voilà donc au 50e prête à chanter avec les deux musiciens avec lesquels j’avais à peine pratiqué dans le corridor 5 minutes avant l’arrivée de mes parents. À mi-chemin dans la chanson — ma mère surprise d’entendre ma voix —, lève la tête et se met à pleurer abondamment, consolée par mon père. Et voilà qu’à la toute fin de ma prestation, toute la famille se lève pour applaudir et les flashs de caméra pointent de partout. Quel bonheur!
Et vous pensez que le rêve s’est arrêté là? Dix ans plus tard, j’invite une personne à une rencontre dans un café et à un moment donné durant la conversation elle me demande si je sais lire la musique et si j’ai déjà chanté. Je lui réponds que je peux lire et jouer la musique, mais que je n’ai chanté qu’une seule fois au 50e de mes parents. Elle me dit qu’elle fait partie d’une chorale et m’invite à assister à leur 1re pratique de la saison si cela m’intéresse de connaître comment un chœur fonctionne. « Pourquoi pas? » lui dis-je. Je me rends et voilà qu’au beau milieu de la pratique quelqu’un me touche l’épaule pour me demander si j’aimerais passer une audition dans les jours qui suivent. Hésitante je me tourne vers mon amie qui me dit « qu’est-ce que ça te prendrait pour l’audition? » « Ça me prendrait une chanson », lui dis-je. « Est-ce que tu en as une, qu’elle me répond? » « Oui, j’en ai une seule. » « Eh bien n’est-ce pas tout ce que cela te prend? » qu’elle me dit. « Et pourquoi pas » me suis-je dit en riant.
J’ai pris mon courage à deux mains en pensant que j’aurais au moins la satisfaction d’avoir tenté une nouvelle expérience et d’être sortie de ma zone de confort. Mais j’avoue que dans les moments qui ont précédé l’audition, assise à chanter dans l’auto, je me trouvais assez ridicule d’avoir osé une telle expérience. De retour à la maison, mon mari me demande « Comment ça s’est passé? ». « Je ne pense pas avoir beaucoup impressionné le directeur » lui dis-je en riant « mais je suis super fière d’avoir osé l’expérience ».
Le lendemain matin j’ouvre l’ordinateur et à ma stupéfaction je lis à l’écran BRAVO! vous êtes admise dans le chœur! Jamais de toute ma vie je n’aurais imaginé qu’un jour je chanterais le « Requiem de Mozart » en concert et bientôt le « Jesu Meine Freude » de Bach. L’année qui avait précédé mon entrée dans le Chœur, je m’étais rendue au Centre national des arts pour entendre Unisson, une chorale formée de plus de 300 choristes recrutés à travers le Canada qui se réunissent le 1er juillet pour chanter lors de la Fête du Canada. J’avais été tellement emballée par leur prestation que j’étais retournée avec mon mari plus tard en après-midi les entendre à nouveau en exprimant combien ça devait être merveilleux de chanter dans une telle chorale. « Oublie ça » disait la petite voix « tu n’as pas de voix ». Et voilà que l’année suivante je me retrouvais parmi les 365 choristes à chanter accompagnée de l’Orchestre symphonique du Centre national des arts pour la Fête du Canada. Je ne peux vous exprimer ce que je ressentais quand les projecteurs se sont allumés et que j’ai vu l’assistance devant moi. Quel retour de situation! En un an à peine, j’étais passée de l’autre côté du rideau! Tout ça pour avoir osé chanter la chanson que j’avais apprise à deux ans!
Et ce n’est pas fini, plus j’avance dans la discipline et l’expression musicale plus je découvre comment comme choriste développer les qualités de pose de voix, de contrôle du souffle, de nuances dans l’expression et le rythme, et de confiance en moi, ce qui contribue à me consolider comme conférencière. J’y découvre également comme consultante les qualités de collaboration, d’harmonisation et de travail d’équipe nécessaires au leadership.
Il n’y a pas de fin à l’expérience entreprise à l’âge de deux ans. Elle me mène graduellement à davantage d’expression, de créativité et de liberté spirituelle.
La vie nous donne régulièrement des opportunités de dépasser les limites des conditionnements familiaux, sociaux, religieux préétablis qui nous définissent, mais aussi nous confinent et limitent notre expression et notre créativité. Elles nous empêchent de découvrir que nous sommes des êtres de potentialité infinie et que les seules limites qui nous retiennent sont celles qu’on accepte et qu’on s’impose. L’imagination est plus forte que la connaissance, disait Einstein, pour réaliser ses rêves. Avec un peu de courage, d’ouverture et d’imagination, on peut être surpris jusqu’où une chanson peut nous mener. Le voyage est sans fin. Je vous souhaite de tout cœur en cette Année 2013 d’oser chanter votre chanson. Qui sait où elle pourrait vous mener et le monde n’en sera que plus riche et meilleur pour cela.