Le graveur de pierre a inscrit en lettres dorées le nom de ma mère sur le marbre du cimetière.
Les tempêtes émotionnelles qui font vaciller nos âmes nous obligent à plonger dans nos terres intérieures, sentir le noir et le froid avec lequel nous avons rempli le vide, à défaut de le remplir d’amour. J’ai déposé plus facilement cet amour sur mes feuilles apparentes, avec des je t’aime qui m’ont rendue aveugle à l’essentiel de moi-même. Quand j’ai chuté de mon arbre, je me suis effondrée doucement sur le tapis de larmes d’une d’illusion où je me suis trompée et menti à moi-même par peur d’être seule, camouflant dans des obligations familiales et sociales une incapacité à aimer. Vouloir changer le monde pour qu’il soit aimable conduit inévitablement à l’échec de l’expérience amoureuse. L’espoir est un poison insidieux qui ne réussit jamais à être l’antidote du désespoir.
J’ai voulu changer ma mère pour qu’elle soit ce que la petite fille en moi espérait, oubliant que le temps a aussi ce pouvoir de fossiliser ce qui reste trop longtemps ignoré. Son histoire de vie l’avait rendue un peu minérale, avec une carapace comme les crustacées qui, pour survivre dans le grand océan où leurs émotions deviennent des prédateurs, sont obligés de se réfugier derrière leur coque. Il a fallu qu’elle s’approche des portes de la mort pour que sa coquille se fendille et laisse un filet de sa lumière intérieure toucher mon cœur d’adulte. À 83 ans, j’ai vu ma mère s’effriter dans des larmes qui dataient du 20e siècle et qui étaient heureuses de sortir enfin au grand jour. Malgré la distance, jamais la proximité ne fut aussi grande dans cet abandon où nos peines se mêlaient pour se soutenir mutuellement, où nos rancœurs révélaient des déceptions que nous habillions de pardon et de caresses sur le front. Je sais maintenant que c’est ça l’amour. Pouvoir être à deux dans une nudité du cœur, sans que l’un soit obligé de sauver l’autre. Pouvoir mettre côte à côte nos douleurs et nos bonheurs, sans devoir équilibrer ce qui est manquant, sans attendre que l’autre me donne ce que je n’ai pas. La relation devient moins lourde, car je n’ai rien à faire, rien à sauver, rien à prouver. Juste être attentive et en empathie avec l’autre.
La transformation de cette relation au seuil de sa fin de vie nous a permis de ne plus être mère et fille, mais deux êtres humains qui acceptent le mystère divin de nos limites humaines, saisissant le fait que notre impuissance n’est pas imperfection, mais moteur de notre évolution. Dans ces moments d’urgence parce que l’on sait que la fin est proche, il y a une éternité, simplement parce que le superflu a disparu. L’instant présent ne peut toucher que l’essentiel. Arranger les coussins pour que ce soit plus confortable, masser des jambes qui ont perdu la joie de bouger toutes seules, passer un peigne dans les cheveux, comme si on allait à une fête. Des gestes simples, tournés vers l’autre qui, du fait de sa maladie, redevient le petit enfant qui se laisse faire. Sa perte d’autonomie physique a révélé sa dépendance intérieure, qu’elle avait niée durant toute sa vie. La carapace de la femme forte lui avait donné l’illusion d’être elle-même : il lui a fallu une grosse tempête pour casser le fruit de mer sur les rochers auxquels elle s’agrippait. Quand elle cessa de lutter contre elle-même, Dieu arrêta l’ouragan et souffla doucement son amour sur elle, comme s’il soufflait une bougie dont la terre n’avait plus besoin.
« Pourquoi elle est morte mamie? » demande le petit enfant.
« Parce qu’elle avait fini de vivre » lui répond Françoise Dolto.
Et si elle a fini de vivre, c’est qu’elle a accompli ce qu’elle a à faire. Jusqu’au dernier moment, tout est possible. J’ai couru pendant 47 ans après ma mère. Mais au moment de sa mort, malgré les 6 000 km qui nous séparaient physiquement, c’est elle qui est venue en esprit intégrer mon corps, pour avoir ce contact dont j’ai tant manqué. C’était un honneur de l’accueillir en moi, une sorte d’initiation pour faire de moi une femme adulte, afin que sa mort ne me laisse pas orpheline.
Je lui suis reconnaissante d’avoir attendue d’être aussi âgée pour mourir. Cela m’a permis de faire tout ce chemin vers moi-même et de pouvoir laisser partir avec elle, la carapace dont j’avais hérité.
En décembre, quand la sève retourne se protéger dans les racines, je suis moi aussi allée me réfugier dans la terre mère. Je lui ai offert mes peines et mes peurs, mes cris de douleur et elle m’a parlé de pardon, en me montrant le bout de mes branches où déjà en décembre apparaissent les bourgeons.